Le lambeau déchiré

Comme c'est bon d'être libre !!!

Tout ce temps passé enfermée derrière de grands principes, confinée sous les bons sentiments, refoulée, comprimée, niée... Oh elle est capable de haïr, la douce colombe, elle est capable de rager et de jalouser, elle peut ressentir la violence ou l'agacement ou la rancune ! Puisque je vous le dis ! Evidemment, vous n'en voyez rien, ou si peu, parce qu'elle n'y cède jamais plus de quelques secondes, cette crétine.

Je suis certaine pourtant que si elle vous avait parfois montré mon visage à moi, vous l'auriez respectée, admirée, peut-être même crainte... Mais en tout cas jamais vous ne l'auriez autant méprisée, raillée, chassée comme un vulgaire gibier, abattue enfin... Au lieu de ça, la voilà morte, bientôt froide, et moi je danse sur son cadavre. Evidemment que vous ne voyez rien. Je ne suis pas de chair, même pas un souffle. Vous ne pouvez me voir... Pour le moment.

Ah vous lui avez joliment crâmé la couenne et troué la paillasse ! Elle a senti sa douleur, et comment, si vous saviez comme elle a crevé de mal avant de crever tout court, je suis sûre que vous en mettriez plein vos jolis pantalons de sales prédateurs hargneux et pourris des dents, assoiffés de sang et de souffrance. Ah, c'est dégueulasse, y'a du sang de pauvre victime partout ! Et y'en a, du jus, dans un centaure, hein ? Ca en a mis, du temps, avant qu'elle soit vide, la carne... Vide de sang... et vide de son âme, sa jolie âme toute blanche, toute belle... Elle est sortie à contrecoeur, oh, si vous l'aviez vue, la pauvrette ! Partie résignée à son rendez-vous avec un sac d'os encore plus pourri que vous ! Docile, si douce, gentil petit bestiau d'abattoir...

Mais moi, je ne suis pas gentille, et je ne suis pas docile... Quand le reste de son âme est sortie, moi je suis restée accrochée à la pointe de la flèche qui lui a déchiqueté l'extrait de naissance. Et je me suis arrachée d'elle. Elle a continué son chemin, la pauvrette, sans même se rendre compte qu'elle avait une déchirure à son âme, et qu'on voit son gros cul à travers. Et elle ne se rendra compte de rien. Je compte si peu pour elle, je suis un si petit morceau... Elle ne m'aime pas, vous savez ? Toujours elle me contenait, m'enfermait au fond de ses tripes, m'écrabouillait sous des tonnes de bonté, de générosité, et moi j'avais beau crier que ça me faisait mal et que j'étouffais, elle ne voulait rien savoir, la garce !

Mais là ça y est, elle est en route, et moi je suis encore là, à faire des grimaces horribles à tout le monde et à me payer votre fiole... Si vous vous voyiez ! C'est à crever de rire ! Ah vous vous y attendiez pas à celle-là, hein ? Ca devait être du boulot facile, buter la ptite fugitive, et puis retour à la maison, une bonne bouffe, une petite branlette pour bien dormir, et hop, jusqu'à demain, la panse pleine et la conscience en repos. Sauf que là, une fois la centauresse transformée en méchoui trop cuit, vous vous êtes chopé LA jolie surprise, LE coup fourré grand luxe ! Ah la vache, ce que ça fait du bien de voir vos tronches d'empaffés, vos mentons ébahis qui frottent par terre tellement c'était du pas prévu ! Je vais m'étouffer tellement je rigole...

Voilà, c'est terminé, vous êtes tous partis à la poursuite du ver qui était dans le fruit... La traîtrise chevillée à l'âme, celui-là. Il est en bonne place dans ma liste, il va en bouffer, faites-moi confiance... Et puis votre tour viendra, à tous, chacun d'entre vous... Voyez-vous, je vous en veux. Je vous hais. Je vous vomis.

Le monde entier m'est grand ouvert. L'espace est aboli, le temps ne veut plus rien dire. Je suis libre de tout. Hier, demain, l'année dernière ou celle d'après, ici, là, à l'autre bout du monde... Et pourquoi pas, du côté de votre jolie forteresse ! J'ai toujours rêvé d'en voir les étages, mais j'ai jamais pu, à cause de l'autre vache et de ses gros sabots. Bonne idée, non ? Après tout, c'est un peu vous qui m'avez faite, non ? Oh oui, bien sûr il y avait bien une petite tache sur cette âme virginale, mais si faible, si insignifiante ! Mais c'est grâce à vous si elle a accumulé de la rancune, de la haine et du chagrin, ces derniers temps ! Comme d'habitude, elle a tout empilé dans le même coin, et me voici ! Regardez ! Regardez comme je suis belle, comme je suis forte ! C'est grâce à vous mes cher Hellequins ! Grâce à vous si je suis libre !

Libre... Libre de vous hanter, de vous tourmenter. De vous rendre fous...

Ah oui, c'est vrai, vous êtes déjà tous fous, paraît-il... Pas grave... Nous ajouterons ensemble quelques nouvelles dimensions à votre folie. J'ai déjà quelques jolies idées, vous allez adorer !

Faites-moi bon accueil, mes petits agneaux... J'arrive.