Passé décomposé

Une fois dans l'obscurité du couloir, je reprends légèrement contenance. En phase avec mon humeur, la musique s'est tue, les images se font plus floues, et retournent se tapir dans les méandres de mon esprit d'où elles n'auraient jamais du sortir.
Restez cachées, bon sang.
Je vous avais oubliées. Vous m'aviez laissé en paix, une paix précaire mais réconfortante.
Oublie, Sin, oublie tout.
Tu es Sinekein, rôdeur sans honneur, et surtout sans histoire. Et tu voues ta petite existence à survivre, tout simplement.
Parce que survivre vaut mieux que revivre.
J'appuie ma tête contre les pierres apparentes. Qu'est-ce que l'on doit penser de moi ? J'arrive comme un mendiant, je m'effondre en larmes sans raison.
Ah il est beau, le héros. Il va en vivre, des épopées.
Ca doit déjà jaser dans les chaumières.

J'avance doucement dans la pénombre.
Je marche sur la bande de tapis qui étouffe mes pas.
Pas silencieuse, pas tout à fait.
Du reste je ne cherche pas à le surprendre, je ne cherche pas à l'observer.
Je guette, oui, je guette l'inclinaison de ses épaules, le mouvement de son buste, savoir s'il pleure encore, ou pas encore, j'hésite, la fierté des mâles, ne va-t-il pas chercher à se cacher de moi ?
Je me moque des postulats imbéciles qui disent qu'un homme ne doit pas pleurer. Ceux qui disent ça sont des crétins ou des larves, trop idiots ou trop insensibles pour comprendre que les larmes sont parfois le seul moyen, la seule issue, quand la douleur est trop forte.

Quelle est ta douleur, à toi ?
Quelle est ta souffrance...
Tu n'as pas besoin de me le dire si tu ne le veux pas.
Mais tu n'as pas l'obligation de la porter seul.
La souffrance des autres leur pèse sur le coeur, la partager avec eux est une magie étrange... Le poids pour eux s'allège, et rien ne vient nous alourdir. Au contraire. Car s'ils donnent leur souffrance, c'est leur confiance que l'on reçoit. Le partage... Il transforme ce qui les étouffe au moment où il en font don, et c'est bien un don que l'on recueille au creux de nos mains ou au fond de notre coeur.

J'approche encore, je le contourne, je cherche son visage...
J'ose à peine, la fierté, ne pas froisser sa fierté, ne pas imposer mon aide... la lui offrir, s'il veut la prendre, oui... mais c'est tellement fragile, ce genre d'instants... tellement dangereux, en fait...
Je murmure...
Un souffle à peine...

Sin ?...

Une main qui frôle son épaule.
Pas plus...
C'est déjà trop, peut-être...

Le mur a cet avantage qu'il absorbe, peu certes, mais surtout ne renvoie rien de ce qu'on lui offre. Y compris ce coup de poing rageur qui n'a pour seul effet que de réussir à m'abîmer la main.
Gémissement étouffé.
Quelle que soit la douleur, je n'arrive donc pas à l'intérioriser.
Je les envie, ceux qui ont perdu leurs amis, leurs parents ou leurs amours, et qui continuent à porter sur le monde un regard souriant. C'est certainement une façade, un masque de circonstance, mais que j'aimerais posséder, à cet instant, pour retourner dans la salle, devant Boa, lui dire "Excusez-moi, ce n'est rien, je crois que vous étiez en train de monter une gamme chromatique", et reprendre comme si de rien n'était.
Paradoxalement, ce mouvement d'humeur inutile m'a fait du bien, m'a détendu. Mon attention se concentre sur autre chose que mes souvenirs, sur cette main rouge et douloureuse. Ma main droite. J'espère ne pas avoir tapé trop fort. Sinon, mon arc va devoir prendre un congé forcé.

Un frôlement sur mon épaule. Je me retourne, trop brusquement.

Boa ? Il ne fallait pas...vous n'auriez pas dû...restez parmi vos amis, je veux dire, continuez à jouer...pour eux.

Elle est venue. En mon for intérieur, je le souhaitais, bien sûr, mais maintenant qu'elle est là, je ne sais pas quoi dire. Elle ne m'a rien dit, de sa vie, qui pourtant n'a pas l'air d'avoir été de tout repos, particulièrement point de vue drames. Dois-je pour autant lui raconter le pourquoi du comment de ma réaction infantile tendance prépubère ?
Je n'en sais rien.
Je la regarde. Elle ne comprend pas, elle ne peut pas comprendre, c'est logique.

Là...je devrais faire comme vous, sourire, c'est ça ? Pour dire que je n'ai pas envie de parler.

Je n'ose même pas essayer, j'ai peur d'atteindre les tréfonds du ridicule en esquissant un mouvement des lèvres avec mes yeux qui doivent être du plus beau rouge.

Mais même ça...je n'y arrive pas. Même pour ça, je suis trop faible. Pour un sourire bête et méchant.

Je n'arrive pas à faire un mouvement. Je ne sais pas lequel je pourrais faire, du reste. Pétrifié, tourmenté par mes cauchemars d'enfance.

Je le regarde et je me tais.

Je vois ses efforts pour parler, pour reprendre le masque, je vois son échec. Il renonce au masque, renonce aux mots. Sourire pour ne pas avoir à parler ? Non, ce n'est pas nécessaire. Ne parle pas si tu ne le veux pas. Si c'est trop dur.

Trop faible ?
Ou trop sensible.
Ou trop profondément blessé.
Mais c'est trop tôt pour parler.
Je ne sais pas la cause de ta peine.
Je n'ai pas à savoir.
Et je n'ai pas besoin de savoir.
Tu ne fuis pas, c'est tout ce qu'il fallait que je sache.
Tu ne me fuis pas et tu ne me caches pas le rouge de tes yeux.
J'en sais assez.

La main levée à nouveau, tu as une mèche de cheveu devant l'oeil.
Elle est mieux là, en arrière.
Et ma main est bien derrière ta tête, tu ne t'y attends pas, tu résisteras à peine.
Mon autre bras autour de ton épaule, il est bien, là, aussi.
Ton front dans mon cou. Laisse-le. Il sera bien... Tu verras...
Tu verras...
C'est une bonne cachette...
Tu vois ?...

Je me laisse faire, je ne bouge pas, enfin si, mais c'est plutôt elle qui me déplace, le grand pantin que je suis, dont le marionnettiste est aux abonnés absents, ne faisant que tirer sur le fil des larmes. Mes yeux sont les seuls à parler par eux-mêmes, je suis paralysé.
Mon visage se retrouve enfoui au creux d'une nuque pâle, douce, un lieu de rêve pour vivre mes horreurs.
Je n'en peux plus, j'éclate en sanglots.
Pour mon père, pour ma mère, pour ma soeur, pour tous, pour mon passé qui n'existe plus, pour mon passé qui n'aurait pas du exister, pour le présent passé à le fuir et non à l'admettre, pour ceux qui en sont responsables, pour moi, donc.
Beaucoup de sanglots, beaucoup d'inspirations qui se brisent, autant de larmes.
Je ne devrais pas rester le front collé contre se cou, je devrais m'en écarter, pour ne pas abîmer sa si jolie peau, mais je n'en ai pas la force.
L'envie ?
Bref.
Je reste debout, courbé, en pleine déchéance, à revivre encore, et encore, les mêmes minutes.
Je les vis, mais quelque chose les rend moins dures.
Quelqu'un.
Quelqu'un de beau. Avec de longs cheveux blancs, et une main passée derrière ma tête. Quelqu'un qui semble me comprendre, où, à défaut, me soutenir. C'est le cas. Sans elle, je serais sans doute tombé, vu mon état pitoyable.
Quelqu'un qu'à cet instant, j'ai plus que tout envie de serrer contre moi, qui me donne l'impression de pouvoir exorciser mes démons, les repousser d'où ils n'auraient jamais dû sortir, voire même de les combattre, chose que jamais je n'ai envisagée.
Je voudrais le faire. Mais avant ça, je dois reprendre le contrôle de mon corps, cesser de dépenser toute mon énergie en toujours plus de larmes de remords.
Etape après étape, muscle par muscle, fibre par fibre, mes bras ballants commencent à reprendre vie, ressucitent, se redressent, piteux, mais mobiles.
Et ils se glissent autour de ses hanches, sans aucune sensualité, non, plutôt comme un naufragé se raccroche à l'esquif qui assure sa survie provisoire. Ils s'y accrochent intensément, desespérément, ne voulant surtout pas qu'une force inattendue ne les sépare.
Ils se cramponnent à mon espoir, et même mes larmes deviennent plus douces, semblent couler plus facilement, écorchant moins mon coeur à chaque flot.

Le bras ferme autour de ses épaules, et l'autre main qui passe et repasse sur la tempe, dans les cheveux, le long du cou.
J'absorbe les à-coups de son souffle, les tremblements de son corps.
Je les accueille. Je les laisse sortir de lui, s'amortir en moi, ils ne me font pas mal, ils ne lui font plus mal une fois qu'ils sont passés. D'autres les remplacent, leur succèdent encore et encore, qu'ils sortent, qu'ils le laissent en paix, chaque sanglot passé est un poids de moins, chaque larme tiède qui roule dans mon cou est une larme qui ne l'étouffe plus.

J'ai fermé les yeux, et serré mon bras sur lui, et passé et repassé ma main, régulièrement, inlassablement, en silence. Il s'anime, ses bras m'enlacent, me serrent à leur tour, et je le laisse serrer, un peu trop fort, peu importe, ça ne fait pas mal. Les larmes roulent toujours, mais les sanglots s'apaisent, moins déchirants, moins douloureux, je sens qu'il se détend lentement, difficilement, alors mon bras reste ferme, ma main reste douce, et douce aussi ma joue sur sa tempe, posée sans appuyer, légèrement, comme une main de plus, un bras de plus, un petit contact de plus, un baiser léger sur la pommette...

Mes yeux aussi sont mouillés... Je ne suis pas triste pourtant. Emue jusqu'aux tréfonds, oui... Mais pas triste. Il se détend. Il s'apaise... Il serait resté seul, il aurait pleuré seul. Les larmes versées dans le vide font plus mal encore que ce qui les a causées, elles sont pure amertume. Les larmes versées sur une peau amie mettent du baume à l'âme... Ce que j'ai éveillé de mes mains s'endormira sous mes mains également. Sous cette main qui passe et repasse, lente caresse infiniment répétée, vague lisse, têtue, patiente...

Mon rocher à moi fait plus que me tenir, il m'apaise même face à la déferlante qui est passée sous mon crâne. Est passée, oui, car le plus gros du tsunami, je l'ai déjà ressenti. J'aborde la remontée de la pente, même si c'est dans un état piteux.
Je ne sais ce qui en elle m'a le plus aidé, si c'est ce bras protecteur, passé autour de mes épaules, qui me prouve que non, je ne suis pas seul, désemparé dans ma lutte. Si c'est cette main douce, qui caresse inlassablement ce qui reste de ma coupe de cheveux au reste jamais bien ordonnée, allant et venant sur ma tempe, apaisant mon esprit. Si c'est sa peau douce dans laquelle je me suis réfugié, un cocon, un espace parallèle duquel j'ai pu mieux lutter contre mes souffrances.
Non. Ce n'est ni le bras, ni la main, ni le cou.
C'est elle, toute entière.
Je reprends contenance, petit à petit, goutte par goutte le liquide que j'étais devenu commence à se réarranger. Je relève la tête, je me redresse, mais doucement, pour ne pas perturber le fragile arrangement de ses bras, pour que ce soit à elle de décider si oui, ou non, elle préfère les laisser où ils sont. Je reste à sa hauteur, pour pouvoir en toute sincérité plonger mon regard dans le sien.
Ses yeux sont humides. Maudit, maudit sois-tu, Sinekein. Tu n'avais pas le droit d'introduire la tristesse dans de si jolies prunelles.

Pardonnez-moi...je n'aurais pas du.

Mais mes bras ne bougent pas, ils se sentent bien, là où ils sont, toujours serrés contre ma bouée.
Puis l'un, enfin, se décide à se détacher, et va cueillir, délicatement, la goutte qui perlait à sa paupière.

Ce n'est pas à vous d'être triste...Ce n'est pas votre faute.

Elle était belle joyeuse, elle était belle en colère, rien d'étonnant à ce que les larmes aux yeux, cela n'ait pas changé.
Tu...vous êtes magnifique...
Mais les mots ne dépasseront pas le seuil de mes lèvres. Qui parviennent enfin à perdre un peu de leur moue tragique. Péniblement, les extrémités commencent à se redresser.

Je sais...
Je ne suis pas triste...

D'ailleurs je souris.
Un sourire doux, un sourire tendre, un pour remplacer la main qui a glissé de ses cheveux, restée posée sur son bras.
L'autre bras est resté sur son épaule, étiré vers le haut à présent qu'il s'est redressé, même si il est encore un peu voûté, fatigué sans doute, l'épuisement d'après les larmes, la sensation d'être si vaste, une pièce vide et emplie d'échos... Je connais cette sensation. On se sent lavé de l'intérieur. On se sent plus léger, pour un temps...

Le visage levé je le regarde retrouver une ombre de sourire. Le mien en réponse devient plus clair, plus chaud. Il a les joues mouillées... Son geste pour sécher mes yeux, je le lui rends, la longue manche de soie prise entre les doigts, je passe sur ses joues, ses paupières, ses lèvres, son menton... Rapidement, sans insister, une caresse qui s'excuse de n'être pas qu'un service rendu. La soie retombe, la main aussi, revient se poser sur le bras toujours noué à ma taille. Un bref regard à ce bras, à l'autre qui disparaît dans mon dos, une seconde pour noter la chaleur de son poitrail, de son ventre tout proche, et la pression des mains posées dans mon dos... Et le sourire reste, s'éclaire encore un peu, en même temps que le rose m'envahit les joues, une fois de plus.

Je crois qu'on peut se dire tu, à présent...

Nous dire tu ? Vous...enfin je te...tu...

Je ne sais pas quoi dire, et ça s'entend. Les mots valent-ils le doux passage de sa main sur mes joues trempées, de cette main qui ne s'éternise pas, mais ne se presse pas non plus, qui va à son aise sur les reliefs de mon visage, instrument parmi tous ceux qu'elle emploie à me hisser depuis les tréfonds de mon désespoir ?
Les mots ne servent à rien. Je me tais.
Je la regarde, je regarde sa main sur mon bras, je regarde son propre bras, mes yeux remontent jusqu'à l'endroit où la soie noire apparaît, puis tournent, sur son buste, son cou, qui m'aura tant aidé, sa bouche, ses joues qui ont rosi, ses yeux enfin, qui semblent éclairés.
Et là, je n'arrive pas à faire autre chose que sourire. C'aurait pu être un sourire béat d'admiration, mais non, c'est avant tout de la reconnaissance, du remerciement.
Et oui, aussi, de l'admiration.
On ne tient pas pareille perle chaque matin dans ses bras. On ne se retrouve pas, nimporte quel jour, à une si petite distance d'un trop joli minois. On ne se réveille pas à l'aube en imaginant que son torse finira si près d'un corps aussi splendide, aussi chaud et rayonnant, malgré sa blancheur.
En effet, c'est assez difficile à concevoir.

Et bien....j'accepte de vous dire tu. Parce que vous êtes toi.

Cette fois, mon sourire est franc, lumineux dans la limite de mes ressources, pour un peu j'en oublierais ce que je viens de revivre.
Je me sens bien.
Ma main se sent bien, à tel point qu'elle commence doucement à aller et venir sur sa hanche, caressant la peau sous le tissu comme si c'était un objet précieux.
Et l'autre main, jalouse de tant de considérations, qui ne peut s'empêcher d'aller se poser sous son menton, puis de remonter lentement, sa joue dans ma paume.
C'est de bonne guerre, après tout.

Et là évidemment j'ai les yeux qui clignotent et les pommettes qui s'enflamment...
Il y a une chaleur nouvelle dans son sourire et dans ses yeux, et une chaleur qui me donne envie de me cacher dans un petit coin. J'allais détourner le regard et il m'en empêche, avec cette main qui vient pêcher mon visage juste comme j'allais le baisser pour cacher mon trouble. Et cette main chaude sur ma peau, ça c'est de la triche, Sinekein mon cher, c'est déloyal au possible...

Forcé, il va le sentir que j'ai la peau qui chauffe. Je n'y peux rien, j'ai toujours eu du mal à encaisser un compliment direct. Et comme en plus il venait de tout près, je n'ai pas pu l'esquiver, la pirouette est impossible, la boutade en rideau, c'est fichu, je déguste...
Et il va le sentir aussi, que j'ai un frémissement qui s'amorce juste en-dessous de sa main, l'autre, celle de la taille.
Une ou deux secondes d'hésitation, désemparée et la bouche sèche.
Juste le temps que le déclic se fasse.
Qu'est-ce que tu croyais, Boa ?
Qu'est-ce que tu te racontais comme histoires ?
Que tu l'avais suivi par pur altruisme, que tu aurais suivi n'importe qui de la même manière ?
Peut-être, oui... et peut-être pas.
Aurais-tu pris n'importe qui contre toi ?
Ca par contre, il est permis d'en douter...

Et maintenant, Boa ?
Maintenant que tu ne sais plus quoi dire, que tu ne sais plus où poser tes yeux, qu'est-ce qu'on fait ?
Est-ce qu'on a le choix ?
T'en crèves d'envie.
Mais c'est trop tôt et tu le sais.
Alors quoi ?
Trouve quelque chose, et vite.

Moi n'est rien de particulier.
Mais moi est heureuse si toi n'est plus malheureux...

Magnifique, j'ai même réussi à continuer à sourire et à ne pas balbutier.
Mais cette petite voix ridiculement haut perchée, et mes joues qui irradient la gêne et le trouble, et cette fichue taille qui plie, traîtresse, alors si ça c'est pas un aveu...

Sauve-toi vite, Boa, sinon ce sera trop tard.
Vous y allez tout droit, là, et...
Et...
Et alors ?
Et alors t'as le coeur qui cogne.
Je sais.
C'est grave docteur ?
Ca se pourrait...
Ca se pourrait bien...

Moi aurais du mal à être malheureux dans une telle situation.

Je vous récris pas le tableau, vous l'avez déjà eu précédemment. Ses yeux brillent toujours, mais point de larmes.
Non.
A entendre sa voix, ce ne sont pas des larmes.
Elle semble enfin se laisser aller un peu, se détendre, arrêter de résister. Résister à quoi ? Je n'ai pas eu l'impression de faire grand chose. Peut-être était-ce elle-même qui se bloquait, qui se cabrait face à certains sentiments, et peut-être que j'aurais réussi à les luis faire accepter. Beaucoup de peut-être, tout ça. Un peu trop pour que ce devienne un sans doute. Mais, ma main qui semble se frotter à une surface plus cambrée, ce coeur qu'il me semble ouïr pour la première fois depuis que j'ai quitté la douceur de sa nuque, ce sont quand même des preuves qui m'incitent à l'optimisme. Et elle aussi, j'espère.

Ma main caresse sa joue, puis elle monte, monte jusqu'à son front, pénètre dans ses cheveux qu'elle descend comme le long d'une forêt de lianes, puis poursuit sur son cou, son épaule, son bras, pour rejoindre une autre main, la sienne.
Vous avez remarqué que ce n'était pas le chemin le plus court qui pouvait être emprunté, mais ma main aime les détours, surtout de ce genre. D'ailleurs, elle me transmet clairement que de son escapade, elle est pleinement satisfaite.

Mais...moi suis un petit étranger. Moi ne connais pas les lieux. Connais-toi un endroit plus...?

Plus quoi ? Plus romantique ? Plus bucolique ? Plus discret ? Plus lumineux ?
Non, plus. Plus ce qu'elle veut. A elle de décider.
Après tout...pour un invité, tu prends déjà pas mal tes aises, non ?

Plus ?...

Sa main a quitté ma joue et fait un petit voyage, et je n'ai pas baissé les yeux pour autant. Même si à présent, je pourrais.
Les questions ont reçu leur réponse. Les questions les plus préoccupantes, du moins.
Dès lors il n'est plus temps de jouer les effarouchées.
Mais rien ne presse, et un brin de facétie, ma foi... Je peux bien me venger de mes longues secondes de malaise, vengeance minime, du reste, gentille petite vengeance.

Je suis toujours toute rouge, bien entendu.
J'ai toujours la peau qui vibre...
J'ai même la main qui tremble, un tout petit peu.
Mais j'ai les yeux directs, et le sourire franc. Juste cette petite fossette qui est revenue se planter dans ma joue.

Plus quoi ?
Plus ailleurs ? Moins couloir ? Moins courant d'air, peut-être ?
Toi serais frileux, petit étranger ?

Cette fois c'est vraiment de la malice, le sourire qui se creuse, la voix qui rit, mais les doigts qui se referment chantent une autre chanson.
La petite moue ne se moque pas, elle joue...

Sinon moi ai bien une idée...
Aimes-toi les arbres, petit étranger ?

Aïe.
Recule Boa.
Tu es trop près.

Petit...
Pas si petit...

Tout contre et les yeux à hauteur de son menton.

Mais pas assez grand encore...

Cette voix murmurante...
Toi tu vas faire une bêtise.
Ce petit mouvement pour te hausser un peu.
Boa c'est pas raisonnable.
Et ce frôlement bref.
Délicieusement bref...
Bref, on a dit.
Boa.
...

Boadicea Fyria Thremm, tu es une coquine.

Normalement, je devrais fondre, vu le petit air mutin que prend l'innocente dame dans mes bras. Je devrais rougir et baisser les yeux, mais, et d'un le jeu me plaît, et de deux, elle m'en empêche, en se dressant devant moi, assez haut pour planter son regard dans le mien, assez près pour que nos ne se touchent.
Nos nez et...pas seulement eux.
Je goûte ce frôlement, je le dévore, pareil à aucune autre sensation. Je suis électrisé.
Effet étrange : plus je savoure ce baiser...ce frôlement, lapsus, plus mes joues rougissent, et plus mon coeur se met à battre fort. Un prêtre pourrait-il m'expliquer la cause de mon mal ?

Le petit étranger ne peut avoir froid dans les bras de la belle hôtesse. Mais le petit étranger apprécie les arbres également, plus que la pierre dans l'obscurité. La belle hôtesse pense-t-elle à certain jardin ?

Pour un peu, mon sourire dévoilerait la base de mes gencives.
Quand on veut jouer, hein, je suis pas le dernier.

Accepterais-tu que le pas assez petit étranger t'ouvre le chemin ?

C'est difficile, nous déplacer implique qu'une de mes mains quitte la place qu'elle occupe, et ni l'une ni l'autre ne l'acceptent, tant celle du creux des reins que celle mélangée aux doigts de Boa.
Dans un souci d'équité, la première remonte doucement le long de son flanc pour aller cueillir son autre jumelle. On en ferait des folies, pour pouvoir décider impartialement.
Toutefois, avant d'ouvrir la marche, le pas assez petit étranger décide que cet endroit, là, juste dans le prolongement des lèvres, à la limite de la joue, il a envie de l'embrasser. Il est comme ça, le pas assez petit étranger, et quand il veut quelque chose, il le fait.
Puis forcément, il sourit, ensuite. Et il réussit à convaincre l'extrémité de son bras gauche de quitter le doux nid dans lequel elle était tapie. Au prix d'un sévère effort sur lui-même.
D'un geste d'une galanterie à la fois exquise et caricaturale, je montre du bras, en inclinant la tête, le chemin. Puis je serre les lèvres pour ne pas éclater de rire. En une telle situation, ce ne serait pas sérieux.

Moi par contre, je ris.

Pas un gros éclat de rire, non, juste trois petites notes en cascade devant la petite comédie qu'il me joue... Trois petites notes pour laisser échapper un peu la pression, pour calmer un peu mon coeur qui tressaute, pour apaiser un peu mes nerfs enfiévrés...

J'avais pas trop calculé le baiser, à vrai dire... C'était plutôt impulsif.
Je n'imaginais pas qu'un contact aussi léger allait déclencher pareille tempête...
Je n'avais pas trop envisagé non plus qu'il puisse me rendre la monnaie de ma pièce, et me voler un bout de souffle, pression rapide, chaude, juste trop brève pour que je réalise, pas le temps d'y répondre qu'il s'est écarté déjà...

J'ai le sang qui court trop vite et des frissons nerveux qui me chatouillent partout.
J'ai le souffle court et je dois avoir les yeux beaucoup trop brillants.
Et quelque chose de joyeusement sauvage qui s'ébroue dans mon ventre...

Je réponds à sa courbette par ma plus gracieuse révérence, geste limité car il n'a pas lâché ma main. Je ne l'aurais laissé faire, du reste. Pas question... Je reste debout, immobile, à le regarder un instant. Un reste de gêne ? Je n'ose pas faire un pas. Je profite de l'obscurité pour le dévorer des yeux. Et je m'étonne...

C'est surprenant n'est-ce pas ?
Je n'ai absolument pas peur.
Je ne crains pas son regard sur moi.
Je ne crains pas le passage des heures.
Je devrais peut-être. Ce serait logique en tout cas.
Chaque situation similaire m'a apporté quelques agonies.
Mais ici... rien n'est pareil.
C'est comme si demain n'existait pas.

Le premier pas.
C'était facile.
Un autre pas, un troisième.
J'ai l'impression de danser.

Le premier pas est toujours le plus difficile à faire. Mais une fois que nous sommes partis, et que notre petite différence de gabarit est synchronisée, tout va bien. Nous avançons. Pas comme des flèches, non, loin de là. Je ne veux pas que ces instants durent trop peu, je veux en profiter, de chaque mouvement, de chaque silence, de chaque claquement de sabot sur le sol, de chaque battement de coeur que je perçois légèrement en serrant sa main.
Lentement, le couloir s'efface, nous revenons vers l'entrée du jardin, vers le même portail, que je soupire de soulagement à voir entrouvert, je n'aurai pas à me séparer d'elle pour pousser en soufflant comme un boeuf.
En entrant, je lance vers elle un regard discret pour lui indiquer que c'est à son tour de jouer les guides, que mes maigres compétences ne signifieraient qu'un inévitable égarement. Le genre de regard qui devrait durer une demie-seconde, mais là, je le fais durer dix fois plus. Allez savoir pourquoi. Moi, j'ai ma petite idée, et je la tiens par la main.
Nous repassons sous des glycines naturelles, entre des haies et des buissons de feuillus. Ce sont peut-être les mêmes, ou bien non, peu m'importe, tout ce qui compte c'est la belle au bout de mon bras, que j'admire de temps à autre par de petits coups d'oeil discrets.
Mais je n'ose pas briser le silence des lieux, qui n'est dérangé que par le bruissement d'ailes de quelques oiseaux nocturnes partant en chasse, par un hululement, aussi, à l'occasion. Non. Je préfère avancer les lèvres closes, et la regarder, particulièrement lorsque le clair de lune est apparent.
Je me sens si bien, je me laisse aller, je lâche ma main pour la faire se caler au creux de sa hanche, pour l'approcher de moi, pour ne pas qu'elle puisse s'échapper, quand bien même elle en aurait envie.
Ce n'est pas ce soir que je danserai avec le diable au clair de lune.
Ce n'est pas ce soir qu'il me faut réfléchir, de toute façon. C'est une soirée magique, dont il faut que chaque instant reste gravé dans mes souvenirs.
Il faut que je retaille la pierre qui a réémergé de mon passé. Je l'aplanis, et j'y inscris à la place une belle histoire.
Notre histoire.

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