Professeur, une question...

Ca fait trop longtemps que ça dure.

Ca me titille le subconscient, et même le conscient, parfois.
Vous savez, ce truc qui fait qu'on se dit, mais... enfin... je ne lui ai jamais parlé de ça, et pourtant...
Ce genre de sens qui n'en est pas un.
Celui qui vous fait sentir des yeux sur votre épaule et tourner la tête, et croiser un regard indéchiffrable, et...
Ce chatouillis dans le dos qui vous met mal à l'aide.

L'impression que quelqu'un sait quelque chose de vous, qui pourrait vous nuire.
Et vous ne savez pas quoi.
Ni comment quoi que ce soit dans votre banalité de vie pourrait bien être utilisé contre vous.

Ca résonne, ici.
J'aime pas.
Y'a des escaliers, en plus.

Bon...
Je sais.
C'est arrivé que je lui demande de me repasser à l'état de centaure.
Et alors ?
C'est pas un crime de profiter des agréments de la métamorphose.
Et puis merde, j'en ai assez bavé avec ce corps humain, ce serait bien le moins qu'il m'apporte un rien de joie, quand même.
Surtout que ma dernière fois, ça date déjà pas mal, en plus.

Non, c'est pas ça...
Ce qui me turlupine, c'est qu'il m'a appelée par mon nom.
Plusieurs fois.
Et je n'ai jamais dit mon nom à personne ici.
Non pas qu'il soit secret.
Il est juste... inintéressant. Sans histoire. Banal. Un nom anonyme...
Sans intérêt.

Alors comment le connaît-il ?
Ca me titille.
Non.
En fait, ça m'énerve, pour être tout à fait juste.

Professeur ?
Vous êtes là ?

Silence peuplé d'échos.
Ca descend raide devant mes savots, vers la table massive au centre de l'amphithéâtre.
Il y a des taches sombres dessus.
Sinitre...
Beûûûûh...
Vivement ailleurs.

Professeur ?

Réponds, Egon, merde !
J'ai envie d'être ailleurs, et comment.
Même avec toi, aucun problème.
Mais il y a ici des odeurs fadasses de mort conservée en bocal, des relents de putréfaction scientifique...
Réponds, Egon...
Que je retourne me gorger d'odeurs vertes qui vivent.
Ou me rouler dans la chaleur de mon amant, bien mouvant, bien vivant, et qui sent bon le soleil...
Réponds, vite...
J'ai tous les petits cheveux de la nuque qui protestent, et tous les poils des bras...

Ha ha ha!!
Ca marche!

L'énorme araignée velue était parvenue à faire un pas.
Deux tresses d'argent, solidement fixées à des morceaux de métal qui plongeaient dans un bouillon étrange, rejoignaient une sorte de clavier, tout semblable à celui d'un clavecin, mais dépourvu des touches noires.
De ce dernier sortaient une multitude de minces filaments gainés de soie, qui après avoir été passés par-dessus une baguette de bois suspendue au-dessus de la table, étaient un par un pincés sur de fines aiguille plantées à des endroits précis du dos de l'animal.

L'arachnide levait et posait une patte à chaque fois qu'egon frappait ou relâchait une touche de son clavier. Il était rendu plus horrifique et plus grotesque que nature à cause des aiguilles qui le hérissait et des fils qui l'affublait, comme un pantin à huit pattes.

Ha ha ha ha!! On la croirait vivante! Quel plaisir!

Oh... Boadicea, chère amie, vous m'avez surpris! Ce doit être une des premières fois que vous me faites le plaisir d'une visite dans mon,.., disons, jardin secret! Bonjour! soyez la bienvenue!

La Centauresse paraissait aussi préoccupée qu'hésitante, tout en haut des gradins de l'auditoire...

Oh, mais bien sur, pardonnez-moi... Voyons, où ais-je mis...? ah, le voici.

Se saisissant de son bâton, le sorcier frappa deux coups légers au sol, au pied des gradins que Boadicea appréhendait de descendre, aussitôt, ceux-ci semblèrent basculer pour s'aligner et former un plan incliné bien continu, plus impressionnant encore pour un ongulé. Le palier sur lequel se tenait la Centauresse se pourvut dans le même temps d'un garde-corps en bois blond, patiné comme s'il avait le même âge que les boiseries qui l'entouraient, puis, la plateforme s'avança en douceur et descendit le long du plan incliné sans à-coup, en conservant sa parfaite horizontalité. Arrivé au bas de l'auditoire, le garde-corps disparut.

Quel plaisir de vous voir ici, ma chère! Vous tombez à point pour assister à une chose étonnante!

Egon se précipita à son clavier, et y fit jouer ses dix doigts, faisant faire trois pas rigides et disgracieux, mais bien rectilignes, à l'araignée des grottes sur la grande table.

Avez-vous vu? Cette mygale des grottes de Kedrok est morte!, Et voyez, je puis la faire se mouvoir à volonté, et ceci, sans recourir à aucune magie! Voyez-vous, il semblerait que, l'orsque l'on plonge dans l'eau féroce deux pièces de métaux différents, il s'établit entre elles une sorte... de force, qui peut être transmise dans certains métaux, ou dans ce qui est mouillé. Celà semblerait s'apparenter à la foudre, car si l'on approche ces deux fils l'un de l'autre, on peut voir comme un minuscule éclair. C'est fascinant, n'est-ce pas? Je me suis ensuite rendu compte que cette force pouvait animer la chair, même d'un animal mort, comme cette araignée. Je pense même qu'en fabricant un mécanisme plus complexe, on pourrait imaginer la faire avancer sans recourir à l'habileté d'un claveciniste, ha ha ha!

Mais... Peut-être vous assomè-je avec toutes mes histoires. Puis-je vous affrir une tasse de cette excellente décoction? La couleur noire n'en est pas très apétissante, certes, mais le goût est exquis, amer et parfumé, on peut l'adoucir avec un peu de lait...

Alors... que me vaut le plaisir de vous voir ici, chère amie? Ajouta-t-il enfin en tendant une tasse à la centauresse.

Alors le coup de l'escalier qui se change en toboggan express, j'ai eu des doutes.
Ensuite, celui du plancher qui se balade, j'ai modérément apprécié.

Mais la tarentule mutante morte et qui bouge quand même, l'orgue à monstre et tutti quanti...
Ah nan, c'est trop, ça.
C'aurait été n'importe quelle bestiole, du blob au dragon rouge, rien à foutre, j'aurais juste levé un sourcil et classé l'affaire en mon for intérieur, "ce mec est givré", et puis c'est tout.

Mais c'est une araignée, nom de Dieux.
Une grosse saloperie d'araignée poilue, dont les huit yeux morts m'arrivent à la poitrine et dont les pattes grouillantes font clic clic clic sur le sol dallé.

...
J'aime pas les araignées.
J'aime pas du tout les araignées.
En fait je déteste les araignées.
Surtout les grosses poilues.
Surtout quand elles sont mortes et qu'elles ont quand même l'air de vouloir me faire coucou.
... D'ailleurs si je savais comment cette saleté de plate-forme magique fonctionne, je remonterais dessus sans en avoir rien à foutre que ça me fasse passer pour une nouille de me balader perchée là-dessus, juste pasque ça me coupe les jambes de voir cette foutue saloperie agiter les siennes.
Et que je veux m'en aller.
Ou alors je veux ma maman.
Ou lmieux encore, je veux m'en aller avec ma maman.

Oh merde.
Mais pourquoi j'ai pas demandé à Sin de m'accompagner, moi ?
Je suis sûre que lui n'est pas terrorisé par les araignées, qu'il n'a pas les poils des bras comme des piquants de hérisson, qu'il n'a pas envie de faire pipi sous lui, là tout de suite...

Boa reprends-toi, allez, il te regarde.
Et je suis certaine qu'il ricane en dedans, ce salopard, c'est bien son genre, tiens, regarde la ptite lueur à gauche, il se marre, c'est certain.
Un peu de fierté, merde.
On se redresse.
On cale les jambes en position tendue.
Rien à foutre.
C'est juste une araignée morte qui vit.
Banal.

Hein ?
Qu'est-ce qu'il veut, le prof ?
Erk.
Ca ressemble à du bitume, ce truc noir...
Snif...
Et puis ça sent drôle.
J'en veux pas.
...
Il me nargue, je suis persuadée qu'il me nargue.
...
Attends-voir, Professeur Balrogsen.
Tu vas en avoir pour ton argent.

Je prends la tasse avec mon plus gracieux sourire, et y trempe les lèvres.
C'est chaud.
C'est dégueulasse.
Ses yeux couleur glacier me fixent... Le charmant sourire reste donc bien en place.

Excellent. Très surprenant, comme goût.
Et ça s'appelle comment ?

Hop, seconde gorgée.
Même pas une grimace.
Boa t'es une reine, ma fille.
Tiens le coup, surtout ne lui laisse pas voir que t'es hérissée de partout.
Respire par le nez, et continue à sourire.

...
Mais non elle n'a pas bougé, l'horreur à pattes.
C'est dans ta tête.
Souris.

Excellent?

Mais pourquoi faut-il qu'elle mente? se dit Egon.
Même sans cette espèce de petite raideur dans la nuque, cette infime grimace, il aurait tout de suite ressenti cette étrange torsion de la pensée qui émane des êtres qui mentent, même pour une broutille.

C'est l'araignée qui la met mal à l'aise.

Oh... vous me voyez désolé, chère amie, je... pardonnez-moi, je n'aurais pas imaginé que... enfin, je me suis dit qu'après en avoir tué tant, enfin, vous...
Venez, installons-nous dans la bibliothèque, j'y ai un de ces grands coussins que vous affectionnez. Figurez-vous que j'y ai pris goût, moi aussi. Je m'y vautre parfois avec délectation pour faire de la lecture.

A mon avis, vous apprécierez plus cette boisson avec un rien de crème, permettez...

Et il ajouta un léger trait de crème dans la tasse de la centauresse, colorant son contenu d'une agréable teinte fauve.

Alors qu'il s'en approcha, la double porte aux panneaux travaillés s'ouvrit silencieusement, augurant l'ambiance feutrée qui reignait dans la riche bibliothèque doucement éclairée autant que chauffée par un feu tranquille qui dansait lentement dans la vaste cheminée.

Il s'effaça pour laisser Boadicea entrer la première.

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