Sixième sens.

Perdu quelque part dans un labyrinthe de falaises poussant droit vers le ciel, couleur argile rouge, une cachette.
Le soleil tape sur les parois ocre, ces cinq parois qui renferment un petit bijou de la nature.
Nichée au coeur de cet écrin de roc cuit et tacheté de brun par le soleil, une émeraude repose. Verte et fraîche au milieu de tout ce dur, ce minéral, cette centaine de mètres carré herbeux et souple attire les corps las. Si vous êtes fatigués, et que vous passerez par là, alors vous le trouverez, ce mouchoir de poche tout vert, avec au milieu une petite cascade babillante, qui sort d'une des parois, alors qu'aucune trace de quelconque rivière ne se faisait voir de l'autre côté.
Normal, elle passe sous le sol, la rivière. Là où il fait frais, sinon, elle s'évaporerait bien vite. Elle l'a compris, la rivière, et elle n'apparaît au-dessus du sol que lorsqu'elle traverse la cachette, pour ensuite y former un petit étang brillant, puis repartir de ce point d'eau, souterraine, jusqu'à ce qu'elle atteigne sa destination finale. La mer. Et, clairsemés dans ce coussin végétal, des rochers blancs, oblongs et lisses, et doux. Mais leur pâleur sous le soleil pique les yeux.

Alquäloth l'a trouvé, cette cachette, parce qu'elle était fatiguée, et qu'elle savait également qu'elle ne pourrait pas y retourner. Qu'importe. Il y avait une faille dans la falaise, elle était juste assez grande pour qu'un félys, ou un elfe, ou un humain de petite et mince taille s'y glisse. Alors elle s'y est glissé, et elle a basculé de l'autre côté de la paroi, les pieds battant le vide, les jambes se balançant au-dessus de l'herbe qu'elle ne voyait pas encore. Le visage écrasé contre la paroi salée, elle se l'ai rapée en essayant de tourner la tête, mais ces quelques estafilades perlées de sang, elle mérite de les avoir et cette souffrance est bien infime, car elle l'a de toute façon trouvée, la cachette.

Et elle a enlevé ses bottes pour sentir sur ses pieds nus la caresse de l'herbe souple et épaisse. Elle se trempe les pieds, puis commence à se baigner, tout habillée, mais quelle importance...Elle laisse juste ses armes sur la berge, pour ne pas risquer une oxydation. Elle s'adosse à un rocher, sans le regarder, parce qu'il fait mal aux yeux. Et elle s'endort, sans rêver.

C'est la fraîcheur du soir qui arrive qui la réveille. Elle est parfaitement sèche, elle a dormi presque tout l'après-midi. Elle ne sait d'ailleurs pas pourquoi, elle était juste lasse, auparavant, et elle avait mal aux pieds, elle n'éprouvait pas le besoin de dormir. Mais elle a dormi, et maintenant, elle ouvre les yeux et.....

Noir.
Elle ne voit rien.
Tout tourne, elle est aveugle, aveugle à tout autre pensée, à tout autre rien...Elle entend juste cette voix, cette voix qui lui dit...Mais lui parle-t-elle seulement, ou est-ce son imagination qui, stimulée par son effarement, lui adresse ces mots ? :

Ouvre les yeux.

Mais...Ses yeux sont ouverts, pourtant...Mais elle ne voit rien ! Au secours, que se passe-t-il, je suis aveugle ?

Ouvre les yeux.

Elle s'agite, tombe à quatre pattes sur l'herbe, tourne désespèremment la tête, mais elle ne voit rien...Ses mains entrent en contact avec l'eau, elle frissonne violemment, se rejette en arrière et crie, la peur lui tord les boyaux...Des spasmes d'angoisse lui convulse les tripes. Elle ouvre grand, grand, grand les yeux, elle s'en rend bien compte, mais elle ne voit rien. Rien dehors, par contre, dedans, les images défilent.

Ouvre les yeux. Et tu verras.

Enfin...

Oui, dans ses yeux grand fermés, comme sur un écran noir, ça défile, ses meurtres, des cris paniqués vrillent ses oreilles et le goût du sang anime ses papilles, tandis que chacun de ses meurtres lui ai dévoilé dans toute leur horreur, répugnants de vérité, dégoulinants de sang, de trouille et de misère...comme un livre hideusement dessiné, chaque petit détail perfidement ajouté et amplifié, avec vice...

Des larmes d'impuissance lui montent aux yeux, coulent, sillonnent ses joues et s'écrasent, éperduement, sur l'herbe, mais rien n'y fait, elle reste désespéremment aveugle, ses yeux crevés par elle ne sais quoi...Aveugle, et vulnérable.

Ouvre les yeux.

Une plainte montant de son ventre, de ses tripes la tord en deux. Elle s'affale sur l'herbe, les ongles cramponnant l'herbe et s'encrassant de terre brune et humide.

Les images pleines de sang et de sens se sont éteintes. Elle se calme, et sa folle terreur la quitte peu à peu, remplacée par une franche peur qui la tétanise. Assise, trempée par ses larmes qui peu à peu se tarissent, elle écoute enfin avec attention et ahurissement la voix, légère, vibrante, fraîche, comme un souffle de brise qui forme des rides éphèmères sur la surface d'un lac, comme les premiers flocons de neige qui blanchissent les cimes ou les perles de rosée qui se déposent sur les pétales des fleurs des jardins, alors que la nuit vient de s'étioler. Elle l'écoute, elle ne peut qu'écouter de toute façon, cette voix doit être la seule échappatoire, elle ne l'est peut-être pas mais en tout cas elle est un chemin, c'est sûr, une porte ouverte toute grande.
Alors elle s'y engouffre presque en courant, et elle obéis.

Ouvre les yeux.

Elle ouvre les yeux. Elle se laisse envelopper par les couleurs et le tête lui tourne un peu, mais le monde beau et lumineux l'entoure, autant que les endroits sombres et funeste...Et elle voit.
Elle voit comme elle n'a jamais vu, et tout ce qui l'entoure, elle le voit plus détaillé, et si, si clairement...Plus clairement que jamais. Sa lucidité reprend le dessus, elle ramasse rapidement ses épées, dagues et compagnie...puis quitte la cachette sans un regard en arrière. Elle retrouve son chemin dans le labyrinthe d'argile sans problèmes, elle voit, de toutes façons...

Mais que s'est-il passé ? Il lui arrive tant de choses étranges, en ce moment...Cette voix...Qui était-ce ?
En tout cas, elle voit.
C'est déjà ça.

» Un ensemble de sens en approche ...