Nouvelle cible

La lame du couteau tranche la chair tendre, sectionne artères, veines, nerfs, séparant la vie et son hôte. Une gerbe de sang éclabousse le mur voisin, maculant ma propre main d'un gant écarlate et poisseux. Je desserre mes doigts et laisse s'effondrer le cadavre nouvellement… décédé. Je l'observe un instant, son nouveau sourire teinté de carmin dégoulinant fendant le la trachée en deux alors que sa bouche grimace un rictus horrifié.

Je laisse échapper un éclat de rire moqueur. Les hommes sont si présomptueux. Ils courent après le pouvoir sans se prémunir de ses effets secondaires… l'envie, l'orgueil bafoué… autant de raison qui font que l'on appelle des gens comme moi.

Je hausse les épaules et enjambe le corps de la catin qui git sur le sol aux côtés de son défunt client. Le même sourire béant barre sa gorge, la plaie béante libérant une mare de sang, ouverte du tranchant de la lame.

Je me penche au-dessus d'elle et saisit l'unique minuscule bout de tissu qui compose sa tenue, bien trop petit pour un corps si plantureux. D'un geste clinique, j'essuie ma lame sur le mauvais satin et rends le tissu souillé à sa propriétaire aux yeux vitreux. Pauvre femme, mauvais client, mauvais moment… Elle a vu la marque qui orne mon front, je ne pouvais lui laisser la vie.

Le doux chuchotis de l'acier contre le cuir raisonne dans la chambre désormais calme, alors que je rengaine la courte lame. La poussière retombe paresseusement, étincelant dans le mince rai de lumière qui filtre entre les volets mal joints, à peine perturbée par ce qui vient de se passer ici.

Une main sur la poignée, je jette un dernier regard sur les deux corps, pour vérifier que rien ne cille dans les regards immobiles qui fixent le plafond avec une éternelle expression de surprise. Je finis par ouvrir la porte, laissant derrière moi mes victimes et rabat mon capuchon sur mon front, l'ombre ne permettant de voir que la pointe de mon menton et le rictus dure qui le surplombe.

Sans m'attarder, je quitte le rade puant.

Je connais les bagarres déclenchées par un ivrogne qui préfèrait sa chope de bière comme si ou comme ça et qui gagne peu à peu toute la salle dans un concert de coups de poing et de pied ponctué de cris.

Je connais les hommes qui courent après des femmes jacassantes, feignant de ne pas vouloir d'eux alors qu'une minute après, ils montent bras dessus bras dessous dans les chambres à l'étage.

Je connais les colères du patron quand un malheureux pochtron se met à tâter avec une horrible indiscrétion la serveuse qui passe devant lui, les plaintes de celle-ci, les émeutes qui en résultent.

Ce que je ne connais pas en revanche, à l'Auberge de l'Ours Brun, c'est qu'une inconnue, son capuchon rabattu sur son visage, descende de l'escalier qui mène à l'étage, celui où il y a les chambres pour les clients et celle du patron. Non, personne, à ma connaissance, n'est jamais passé par l'étage de l'Ours Brun pour ne pas finir dans le pieu d'un inconnu ou tout simplement y passé la nuit. Et je n'avais encore jamais vu personne passer par ici avec un sourire sardonique, un rictus méprisant, dépassant de son capuchon. La seule partie visible de son visage d'ailleurs. Et ce sourire...Oui, bien sûr...Je sais...Ce sourire est le même qui habitait mon visage lorsque j'assassinai quelqu'un de sang froid, ces passages de ma vie que je m'efforce de passer sous silence. ce rictus, c'est celui qui se reflète dans mes yeux et ceux de mes victimes, dernière et funeste image de leur destin, la dernière chose dont ils s'aperçoivent avant de passer de vie à trépas. Et cette inconnue, un sombre sourire aux lèvres, descend dans la concentration d'animation...

Je fronce les sourcils. Bizarre. Avec un pincement au coeur, j'espère que le sang qu'elle a versé - car j'en suis sûre à présent, et je parle d'expérience - ne provient pas d'un de mes amis, d'un des Ithryns. A moi de la suivre.
Je sors donc de l'auberge en silence, me frayant un passage entre les coups, traversant aisément la bagarre, je commence à être habituée. Suffit de regarder droit devant soi et de marcher tranquillement, personne ne vous tapera dessus.
En principe.

La porte grince une deuxième fois quand je sors de la Taverne. Bon, elle est où, cette fille ? Elle file en direction de la ville. Ok, je la suis. Je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs. Tout ce que je veux, c'est la surveiller, le temps qu'elle quitte la ville des Ithryns Luin, pour être prête si elle attaque un des miens.

Si elle m'aperçois, tant mieux.
Si elle ne me voit pas, tant mieux.

Sur le pas de l'auberge, je toise les passants. La lumière vive du jour me blesse les yeux après l'obscurité de la chambre. Je bats des paupières deux fois et plonge dans la marée humaine qui passe devant la porte. Le soleil est au zenith, les rues surpeuplées, le vacarme presque assourdissant. J'ai chaud sous ma lourde cape de laine épaisse.

Soudain un picotement sur ma nuque m'arrête. L'homme qui marchait derrière moi passe et me buouscule sans ménagement, je me laisse déviée sans protester. Je me retourne lentement et fouille les visage de la foule à la recherche de la source de mon doute. Quelqu'un me suit, je sens ses yeux darder mon dos. Un homme de main de ma victime? Impossible, ils sont trop grossiers pour suivre ma piste.

Bien.

Qui que tu sois, maintenant tu sais que j'ai senti ta présence.

Je serre autour de moi les pans de ma cape et plie légèrement les genoux. Les gens autour de moi ont facilement une tête de plus. Je me faufile entre eux accélérant ma marche. Un instant je suis à droite, l'instant d'après à gauche.

Suis-moi qui que tu sois.

Un sourire se dessine sur mes lèvres, une carriole passe derrière moi... lorsqu'elle est passée, j'ai disparu...