La Traque Finale

Combien de flèches faut-il pour abattre un frère ?

Un frère de race. Un frère de cœur.

Une suffit. Une de trop.

Reste l’indélébile marque du Remords…

J’ignore sous quelle lune ou bien à quelle heure de la nuit l’histoire que je vais vous conter s’est déroulée.

J’ai oublié ces détails qui prennent si peu d’importance.

Je n’ai pour souvenirs que ces instants laissant dans ma mémoire d’étranges impressions… la musique filante de ses sabots, son odeur, sa robe tachetée, son sang.

Les yeux clos, je peux à présent mieux me remémorer et vous conter.

… … …

Des bois, encore des bois, toujours des bois.

Une rencontre comme une autre, trois p’tites flèches et puis s’en va.

Me voilà aux portes de la Capitale, bien sage à mon goût. A peine, ci et là, une ombre furtive, des pas et autres chuchotements, des fantômes.

Me voilà aux portes de la Taverne, bien propre à mon goût. A peine, ci et là, un clampin allongé, des pintes et autres tables retournées, des ivrognes.

Deux liqueurs et quatre racontars plus tard, me voilà les sabots battant le pavé. Ils s’alignent droit ces cons, preuve que je ne suis pas assez saoule. Si je l’avais été, rien de ce qui suit n’aurait été.

Si je l’avais été, je n’aurais assurément pas entendu cette voix, si familière. Sa voix.

Si je l’avais été, j’aurais oublié que mon cœur était aussi noir que le charbon.

Si je l’avais été, les retrouvailles auraient été plus chaleureuses.

Mais je ne le suis pas. Je marche droit et c’est bien triste !

Mon carquois est plein, c’est dramatique.

Je rase le mur de la taverne jusqu’à la croisée des chemins.

Tourne à gauche et va t’en trouver une autre taverne où finir me suis-je dit. Mais j’ai tourné vers l’Est et derrière ce buisson, je me cache à présent. A une vingtaine de mètres de moi, un centaure négocie des flèches chez le forgeron.

Moi je connais cette croupe.

Je lui ai promis le baiser de la Mort à notre prochaine rencontre…

… Et je n’ai qu’une parole, Sinekein.

L'errance a longtemps été mon seul mode de vie. Forêts, villes, plaines, partout j'avais trouvé où me loger...où me tapir, le coeur angoissé, m'éveillant à chaque bruit plus suspect que celui de l'écureuil croquant sa noisette. J'étais libre comme l'air, mais je vivais dans la peur, une peur atroce, qui me tordait les entrailles.
Maintenant, je suis bien, je suis mieux, j'ai un doux foyer, qui se tourne sans cesse vers mon ancienne vie pour lui tirer la langue et la narguer : "Eh, regarde, c'est moi qu'il a choisi, pas toi, il a préféré une petite hutte dans un jardin aux longues cavalcades à poursuivre les monstres !"

Mais l'esprit est tortu eux, le mien particulièrement. Pourquoi suis-je là ? A poursuivre de nouvelles chimères, à visiter cette maudite ville ? Barla, barre-toi...et je reste, je marche sans but, pour rendre un hommage borgne à mon malheur déchu, guetté à chaque détour par une blessure ou une mort qui désintègreraient les quelques miettes de chance que j'ai réussi à saisir au vol.

Alors, dans un sursaut de prudence, je décide qu'il est temps d'acheter de quoi me protéger...pathétique, je n'ai pas tenu un arc depuis des mois, qui sont des siècles lorsqu'il s'agit de défendre sa vie, et chèrement. Je suis pathétique, et celà me coûte "4800 gopis, s'il vous plaît". Tiens, Robert, c'est de bon coeur, l'impôt sur ma connerie et sur l'effroi qui recommence à me prendre au ventre.

Aux aguets, les sens émoussés, je m'éloigne, toujours sans but. Mon hommage n'a pas encore assez duré. Il n'est pas temps que ma vie reprenne sa routine lente et paisible. Je veux du risque, ou non, le risque me veut. Très bien, je cède. Chassez-moi donc, forces du mal.

Ces forces qui déjà sur moi semblent poser leur regard lourd de convoitise.

Des sept, je suis victime consentante, pour ne pas dire coupable.

Mais ce soir, un seul me trace la voie.

Sous cette lune, je confesse tous mes travers… Je suis gourmande, oui ! Avide, même. Avide de vin couleur sang, mon élixir. Et non comptant de l’être, je ne partage rien en retour parce que je suis avare de tout et surtout de compassion. D’une pitié mal placée, je préfère achever la victime agonisant sous mes sabots. Je suis vaniteuse, parce que je suis femelle et centaure à la fois et qu’il n’existe être vivant plus beau que cela ! Et de cette beauté naturelle, j’en tire grand profit car la luxure est mon amie. Je m’y complais sans vergogne, les plaisirs de la chair sont comparables à ceux du meurtre. Ne vous méprenez pas bonnes gens ! Je ne suis pas une tueuse à plein temps, non… bien trop fatigant et je suis bien trop paresseuse. Moi, je suis une tueuse profiteuse ; le sang coule lorsque que l’occasion est belle et qu’il coule facilement, sans trop d’effort. Je laisse venir la victime à moi plutôt que de courir après elle, quoi que… Mon plus grand péché ? La colère bien sûr, la colère ma compagne, la colère mon amour, de toujours. Elle est tout, elle est moi. Rien de ce que j’entreprends n’est gangrené par elle.

Mais ce soir, derrière mon buisson de fortune, c’est l’envie qui illumine le fond de mes pupilles charbon.

Devant ce tableau aux traits parfaits, je convoite… honteusement, maladivement. Je convoite la vie, ce sang qui palpite dans ces veines quand les miennes paraissent exsangues !

J’envie cette attitude nonchalante qui pousse à la promenade tardive sans se soucier des risques encourus. J’envie ce marchandage innocent en pleine rue quand moi, je prends gare à chacun de mes pas !

J’envie cette scène et je la hais tout autant parce qu’elle est trop simple, trop évidente, trop belle finalement et qu’elle m’est refusée, à moi ! Moi qui suis incapable de ça ! Alors je ne le permets pas, à personne !

L’envie. La colère.

L’envie ? La colère ?

Ce sera colère, forcément.
Je ne veux plus envier.
Je ne veux plus vouloir.
Je veux prendre.
Je prends, c’est tout.

Je prends mon carquois, alors déposé à terre. Je relève mes genoux abaissés. Et du regard, j’observe, ou plutôt je dévore, déjà, la silhouette qui s’éloigne.

Prudente, je me prends au jeu de la chasse, laissant entre ma proie et moi une cinquantaine de mètres nous séparer. Moins, ça serait dommage, ça gâcherait le plaisir et je veux prendre mon temps. Je veux voir, de mes yeux voir, la vie résister, fuir, puis faillir, lentement, délicieusement.

Nous avançons, la marche lente, coordonnée.
Une ballade funeste, à deux, mais séparément, plus pour longtemps.

Les limites de la Capitale sont atteintes.
Après, des bois denses, une route, un croisement. Quel chemin choisira-t-il ?

Mon sixième sens ne me trompe pas, celui qui toujours se met à hurler et à gémir, dès que le sentiment de sécurité se fait plus discret que l'impression d'être pisté. Là, pas de sécurité, aucune, rien que le danger qui tinte, qui me donne envie de prendre ma tête entre mes mains, et de hurler, de hurler...

Mais j'ai appris à être un peu plus fort, ces dernier temps...temps...pourquoi aucune durée ne s'impose-t-elle à moi ? Je vis sans dates, sans calendriers, sans saisons. Je vis reclus, je fais ce que je veux quand je le veux...mais à l'écart du monde. Et rude est le retour à la réalité. Aux sifflements des branches, aux bruissements des feuilles, aux bruits de pas qui me donnent l'impression de n'être pas seul.

Je ne suis pas seul. Il y'a ma peur, ma honte, mes pêchés cachés. Ils ne me lâchent jamais. Et ils me harcèlent dès que la joie de vivre part faire un somme. Je suis un hôtel à sentiments, mais les bons sont aux abonnés absents actuellement.

Je me retourne. Rien que l'obscurité. Mais ce n'est pas qu'avec ses yeux que l'on voit. JE me guide à la torsion de mes entrailles. Il y'a quelqu'un. Je le connais ? Je la connais ? Oui...

Je crois...je crois ne pas me tromper.

Bien que je ne sache plus ce que je fais. Le Sin conscient aurait tourné à gauche. Vers la ville la plus proche. Une auberge, un pourboire, deux gardes, une nuit tranquille.

Et le Sin a pris à droite. Vers un endroit sauvage, dans lequel il n'y aura pas de garde pour arrêter un agresseur. Un endroit dans lequel il n'a jamais mis les pieds, un endroit qui devrait le terrifier.

Mais il y'a cette présence...hypnotique. Cette volonté, une fois, rien qu'une fois, d'échapper à son destin. Cette lueur d'habitude éteinte, brûle cette fois, incandescente, elle éclipse ceux qui d'habitudent guident mon train-train.

Et je prends cette maudite route de droite, en hurlant de terreur et en savourant mon exaltation.

Je suis schizophrène occasionnel. Et cette nuit de pleine lune semble une magnifique occasion, vous ne trouvez pas ? Une lune pleine, qui irradie chaque buisson, en leur donnant des airs de créature possédée...

Par terre...mon ombre.

C'est elle qui me crie de me mettre à courir ?
Ou qui tente de m'épeler un nom, un vieux patronyme poussiéreux, enfoui dans les meubles de ma mémoire ?

Un nom...
Un nom Abominable. Un nom Irréel. Un nom Meurtrier.

Mais aussi un nom Attirant, Inoubliable, un nom Magique.

Je ne suis pas le seul à être ambivalent.