Un nouveau départ

Nous étions partis sans trop réfléchir, une évidence nous a poussé à reprendre la route, une certitude d’avoir fini un temps pour en recommencer un autre, ailleurs et plus loin encore.

Nous avons marché, d’abord silencieusement, les visages fermés, les yeux perdus dans un vague que chacun partageait à sa manière, mêlant regrets vite oubliés, nostalgies qui s’envolent et la perspective d’autre chose, de quelque chose que nous ne cherchons pas, qui s’imposera à nous lorsque le moment se présentera.

Au fur et à mesure de nos pas, aux empreintes lourdes de ce qui nous avions quitté, une sorte de gaieté fugace se mit à graviter dans nos esprits, comme un joie qui naît et qu’on explique pas, qui disparaît pour réapparaître le moment d’après.

Chemin faisant, c’est un sifflement qui rythma notre marche, puis un chant discret, une mélodie reprise en cœur et plus avenante, puis un rire, un autre, un éclat qui s’est propagé en chacun de nous, dans chacun de nos esprits et comme une réaction en chaîne, les rires se mirent à fuser, les blagues à nous faire rire et c’est le sourire qui revint sur la visage de chacun de nous.

C’est en pas guillerets que nous sommes arrivés près d’un lac tranquille, un endroit de calme qui n’était pas sans nous rappeler notre ancien campement, que nous avions laissé derrière nous, le cœur serré et l’âme en peine.

Mais c’est ici, près de cette eau fraîche dans laquelle le soleil nous offrait ses reflets aux mille couleurs flamboyantes, là où nous passerons la nuit ou les prochaines, là où la fête s’annonce déjà par des tintements de verres et des rires chantés, c’est ici que tout recommence.

J’entends déjà le chantonnement de Chim, pardonnez-moi, mais je vais arrêter là ce récit, la fête commence et rien au monde ne mérite qu’on la délaisse !

De longues heures à fouler les fougères et le tapis de feuilles mortes. Le parfum riche de l'humus, le chant des oiseaux, les taches danssantes du soleil entre les feuillages...

Elle avait marché un peu en avant, un peu à l'écart du sentier, la rôdeuse aux aguets, arc à la main, flèche encochée, protectrice silencieuse du groupe qu'elle entendait non loin.

Et la paix était revenue. La marche régulière, l'attention constante... Elle connaissait celà. A l'époque le sol était couvert de neige et une lourde fourrure de loup argenté couvrait ses épaules. Mais les gestes étaient les mêmes. Précéder. Surveiller. Protéger.

Sa place. Non au milieu d'eux, mais bien là, masquée par les feuillages, le regard acéré, tendu au-devant d'eux, cherchant les pièges, les embuscades. La forêt s'ouvrait devant elle, se refermait en silence derrière elle, à peine une branche cassée, une fougère ployée... Les gestes instinctifs pour masquer son avancée. Le froissement des feuilles contre ses flancs, caresse odorante et muette.

Elle les entend chanter, et sa voix demande à sortir, le souvenir des soirées de veilles, la grande harpe, la flûte de roseau, et les chants amis, chaleureux, bras sonores étendus en cercle. Elle sourit doucement, elle ne s'en rend pas compte.

Puis le soir tombe et la petite clairière leur tend les bras. L'étang, les branches complices. Le feu s'allume, les odeurs de cuisines qui s'élèvent parmi les rires. Les chopes pleines apparaissent. Elle en saisit une. Elle sourit. Elle ne souffre plus.

La peau de fer et d’écaille se meurt sur le sol, dans ce bruit métallique que je n’ai que trop entendu. Je jette à bas tout cette encombrante coquille destinée à me protéger de ce bonheur que depuis trop longtemps je me refuse. Ma mue terminée, je me sens enfin libre. Mon épiderme goûte la caresse du vent, mon corps exulte de ne plus supporter pareil fardeau. Me dirigeant vers Flocon, compagnon de toujours à la robe enneigée, je le débarrasse, lui aussi, de l’encombrante oppression de cuir et de fer, puis m’élance sur la croupe. D’une tape légère, le canasson fonce, s’engouffre sur les sentiers fraîchement piétinés, savourant l’euphorie de cet instant unique. Cavalier et monture, touchons du bout du doigt, la symbiose centaurienne.

Les ombres au loin, minuscules petites silhouettes, chaque instant, chaque pas me ramène vers cette troupe à laquelle je n’avais jusqu’alors aucune filiation.
Enfin, je descends, croise quelques regards, quelques sourires consentis. Une plaisanterie sur l’insolence des retardataires, une autre sur ma carrure presque efflanquée sans mes autours… Bientôt quelques rires ; en chemin, j’écoute, j’apprends. M’essaie même à quelques roues aux résultats aussi burlesques, qu’incertains. Désormais, je vis, savourant l’instant.

Nos pas hasardeux, nous amènent à la nuit tombante, dans une douce clairière épargnée de dieux et de toutes leurs cohortes. Le campement itinérant s’installe, bientôt la musique, les rires, la fête...

Nous reprenons la route, comme un appel auquel enfin nous répondons. D’abord solennelle, la marche devient ensuite conviviale et joyeuse, au fur et à mesure que nous nous éloignons de notre passé. Quelques souvenirs me reviennent en mémoire, je m’y plonge un instant, pensive, puis les écarte doucement.

Tantôt devant, en éclaireur, j’ouvre la voie, une main sur la garde, l’autre serrant fermement les rênes. Tantôt derrière, fermant la marche, surveillant les arrières.

Un bruissement de feuille à ma droite, Boa nous signale sa présence. Quelques rires et chants naissent autour de moi. Laissant à Ténébreuse le soin de me guider, je lâche les rênes et sors de mes fontes ma flûte choyée. J’accompagne le chœur des saltimbanques, lançant des notes légères sur notre parcours.

La nuit tombe et nous mène vers notre nous campement. Mon cœur se serre tant l’endroit ressemble à celui que nous avons quitté. Mais déjà tout le monde s’active, les tentes sont dressées, le feu allumé, le festin préparé.

La liesse commence, comme une introduction à une nouvelle histoire. Dans la fraîcheur du soir, je trinque avec mes compagnons à notre renaissance.

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